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Appel à communicationsTout acte de classification relève d’une vision du monde, s’inscrivant dans un contexte social et politique particulier. Loin d’être un simple exercice technique, l’organisation des connaissances engage des enjeux éthiques, politiques et sociaux, exigeant une réflexion approfondie sur les modèles, les outils et les systèmes qui façonnent la manière dont les savoirs sont produits, classifiés, partagés et utilisés dans des environnements hétérogènes. Le 14e colloque international d’ISKO France abordera l’organisation des connaissances au prisme de la « diversité » et de l’« inclusion ». La diversité renvoie à l’ensemble des individus composant une société qui diffèrent les uns des autres par, entre autres, des caractéristiques liées à l’âge, à l’apparence physique, à l’origine culturelle ou géographique, au genre ou encore à l’orientation sexuelle. L’inclusion – qui est depuis une décennie au cœur de nombreuses politiques publiques – vise à mettre en place des actions transversales qui incluent toutes les diversités en dépassant leur simple juxtaposition, dans une logique de lutte contre les discriminations (Durand, Lecombe, 2023). Les systèmes de classification et d’organisation des connaissances sont amenés à évoluer sous l’influence de ces politiques, mais aussi sous celle des processus de production de savoirs profanes, expérientiels ou militants, développés par des groupes sociaux (parfois minoritaires ou stigmatisés) ou par des citoyen·nes cherchant à s’affranchir des industries culturelles et des scientifiques pour la diffusion des savoirs et de l’information. Cette remise en cause de la parole experte s’inscrit dans la lignée de mouvements de contestation de l’autorité amorcés dans les années 1960 et prolongés dans les années 1980 par des communautés de patient·es (p. ex. les personnes atteintes du VIH/Sida) qui se révèlent expert·es de leur maladie, aptes à dialoguer avec les médecins et à s’imposer dans les débats publics (Bonneuil, Joly, 2013). En outre, la démocratisation de l’accès à l’internet et l’arrivée des médias sociaux au début des années 2000 ouvrent la voie aux contributions amateures (Flichy, 2010) et à l’avènement d’une science citoyenne (citizen science), dont l’origine remonte aux travaux de Alan Irwin (1995). Cette dernière se définit comme la volonté de rendre la recherche plus démocratique et interdisciplinaire en permettant à des personnes issues du « grand public » de collaborer à des projets scientifiques en développant des outils pour améliorer l’accès au discours et aux connaissances académiques à tous les niveaux de la société (open science). Les communications pourront, au choix, s’inscrire dans un ou plusieurs des axes identifiés ci-dessous, ou bien proposer un angle original en rapport avec le thème du colloque. Axe 1. L’épistémologie sociale dans l’organisation des connaissancesDans le prolongement du 13e colloque d’ISKO France, le premier axe interrogera l’apport de l’épistémologie sociale dans l’organisation des connaissances. L’épistémologie sociale se définit comme « une analyse de la dimension sociale de la connaissance »(Conein, 2007). Dans les années 1950, Margaret Egan et Jesse Shera (1952) introduisent cette épistémologie dans les sciences de l’information et des bibliothèques pour montrer que l’organisation des connaissances ne doit pas être réduite à la simple utilisation d’outils et de techniques, mais considérée comme un champ théorique et méthodologique permettant d’étudier les moyens par lesquels une société parvient à une relation de compréhension avec son environnement. Cette perspective épistémologique se retrouve dans divers domaines des sciences humaines et sociales (SHS), tels que les ethnosciences qui s’intéressent aux savoirs et classifications populaires (Bromberger, 1986) ou l’analyse contemporaine de la relation entre savoirs profanes et savoirs scientifiques (Barthélémy, 2005). Pour Egan et Shera, l’épistémologie sociale doit se nourrir de l’interdisciplinarité. Cela ouvre la voie à de nouvelles approches dans l’organisation des connaissances : l’analyse des domaines (Hjørland, Albrechtsen, 1995), la théorie des paradigmes (Kuhn, 1962) ou encore les épistémologies féministes (Haraway, 1988) ou postcoloniales (Spivak, 1994). Toutes ces approches réfutent l’idée d’un savoir qui serait « neutre » et « universel » et montrent qu’il est une production socialement et historiquement située. Tout comme la production du savoir, l’organisation des connaissances est influencée par des structures sociales et épistémologiques qu’il est important de mettre à jour (Hjørland, 2002), comme le fait Hope Olson (2002) dans son analyse critique des systèmes de classifications bibliographiques. Cet axe portera sur :
Axe 2. Des bibliothèques inclusivesLes bibliothèques (publiques, universitaires, scolaires) jouent un rôle essentiel dans la promotion de l’inclusion et de la diversité en mettant à disposition des collections susceptibles de répondre aux besoins informationnels de tous leurs publics (enfants, adolescents, adultes), des personnes socialement isolées ou en situation de handicap, des populations minoritaires ou stigmatisées. Par exemple, dans une logique d’inclusion, l’Openbare Bibliotheek d’Amsterdam accueille un fonds dédié à l’homosexualité et à la diversité sexuelle qui est essentiellement géré par l’association IHLIA LGBT Heritage (Hubert, 2021). Cette dernière développe par ailleurs depuis 1997 l’« homosaurus », un thesaurus international servant de complément à d’autres vocabulaires contrôlés, tels que les vedettes-matières de la Bibliothèque du Congrès. Pour Cait McKinney (2020), de telles initiatives relèvent d’un activisme informationnel (information activism) qui remodèle les normes de classification en vigueur afin d’éviter les erreurs de catalogage et d’indexation des documents pouvant conduire à leur invisibilisation. La mise en place d’une démarche inclusive implique certes de développer des fonds spécialisés, mais aussi de faire évoluer les classifications et les langages documentaires, de repenser l’accès à la documentation à travers le catalogue, l’indexation et la cotation pour une meilleure prise en compte de la diversité et des minorités culturelles, sexuelles et de genre (Beyron-Whittaker, 2018). Le choix des critères de distinction, la création de catégories et l’ordre dans lequel elles sont présentées privilégient inévitablement une perspective particulière, tout en rendant invisibles d’autres approches ou logiques tout aussi légitimes. Cela peut entraîner des interprétations erronées et conduire à des discriminations liées à l’attribution d’une entité ou d’un individu à une catégorie spécifique (Bowker, Star, 1999 ; Mustafa El Hadi, Timimi, 2021). Au vu de ces éléments, ce deuxième axe essaiera de répondre aux questions suivantes :
Axe 3. Les folksonomies, de l’indexation sociale aux mouvements sociauxLe terme folksonomie est forgé à partir du terme taxonomy (en français : taxinomie, règle de classification) et folk (peuple, gens) pour rendre compte de l’activité d’indexation et de classification des contenus à laquelle s’adonnent librement les usagers des plateformes numériques. Cette pratique, apparue dans les années 2000, repose sur la production de mots-clés tels que les tags et les hashtags permettant aux produsers (Bruns, 2008) d’organiser et de retrouver plus facilement leurs contenus, mais également de donner rapidement à voir à leur public les thématiques, à l’aide, par exemple, d’un nuage de tags inséré sur la page d’accueil de leur site. L’indexation des contenus par les usagers eux-mêmes produit des métadonnées et participe d’un processus de « redocumentarisation » du web (Pédauque, 2006). Elle peut être rapprochée de l’indexation exercée par les documentalistes et les bibliothécaires, car elle permet, comme elles, de faciliter la circulation et l’accès aux contenus et aux documents. Elle en diffère cependant du fait qu’elle repose sur le langage naturel et ne s’appuie aucunement sur un langage documentaire normalisé tel qu’un thesaurus ou une ontologie. Les usagers choisissent donc librement leurs mots-clés et expriment leur subjectivité, ce qui ne permet pas toujours une circulation efficace des contenus et peut générer des ambiguïtés (Le Deuff, 2012 ; Stassin, 2022). Malgré ces limites, les folksonomies sont, pour la recherche en sciences sociales, un moyen d’accéder aux représentations des individus de manière complémentaire aux observations et entretiens qualitatifs. Ancrées dans un quotidien et des expériences vécues, elles renseignent sur ce qui est significatif pour eux (Charvolin, La Branche, 2024). Enfin, si l’hashtag est utilisé pour mieux indexer et repérer des contenus, il l’est aussi pour exprimer une opinion ou défendre une cause. Il devient une invitation à la prise de parole pour manifester de la solidarité ou pour témoigner sur des violences et discriminations subies (p. ex. #metoo ou #blacklivesmatter). Ce troisième axe vise donc à mettre en exergue l’évolution des folksonomies au cours des deux dernières décennies et à interroger les transformations qu’elles ont impulsées sur les pratiques d’organisation des connaissances et de circulation de l’information :
Axe 4. Mode 2 et diversité des savoirs : science ouverte, SAPS, interdisciplinaritéLe développement de la science ouverte (SO) redéfinit les pratiques de production, de partage et de valorisation des savoirs, en s’éloignant des modèles traditionnels d’accès limité et de diffusion restreinte. Cette approche valorise la transparence et la réutilisation des ressources scientifiques, en s’inscrivant dans une logique de création de communs de la connaissance, fondés sur une gouvernance collective, hors des logiques purement marchandes (Fabre, 2017 ; Le Crosnier, 2011). Dans ce cadre, l’organisation des connaissances, essentielle pour structurer et rendre intelligibles les ressources ouvertes, s’inscrit dans une dynamique portée par les modèles d’organisation apprenante (Senge, 1990). Ces modèles, en science ouverte, invitent à repenser les interactions entre acteurs et systèmes d’information, afin de créer un environnement propice à l’acquisition et à la diffusion des savoirs. En parallèle, les approches participatives, portées par les principes de la science avec et pour la société (SAPS), enrichissent ces démarches en intégrant des connaissances issues d’expériences individuelles et collectives dans les processus de recherche, contribuant ainsi à repenser les modes de gestion et de partage des connaissances. La problématique de la science ouverte s’inscrit dans une transformation plus large de la production des connaissances, souvent décrite comme le passage du mode 1 au mode 2. Le mode 2 de production des connaissances, tel que conceptualisé par Michael Gibbons et ses collègues (Gibbons et al., 1994), désigne une forme de savoir caractérisée par son contexte d’application, son interdisciplinarité et sa production collective. Contrairement au mode 1, centré sur une recherche disciplinaire réalisée principalement dans des institutions académiques, le mode 2 privilégie une dynamique ouverte et interactive où les connaissances sont co-construites par divers acteurs : chercheur·es, praticien·nes, entreprises, et institutions publiques ou privées. Par son ancrage dans des contextes pratiques et sa nature transdisciplinaire, il interpelle profondément les dynamiques d’organisation des savoirs, en mettant en question les structures traditionnelles de classification des connaissances, historiquement fondées sur des logiques disciplinaires cloisonnées (Laursen, O’Rourke, 2019). L’organisation des connaissances dans ce cadre doit non seulement intégrer des mécanismes favorisant le croisement des perspectives, mais également garantir une accessibilité et une transparence accrues pour tous les participants au processus de co-construction. L’ensemble de ces éléments soulève de nouvelles questions sur l’organisation des connaissances, qui seront au centre de cet axe :
RéférencesBarthélémy, C. (2005). Les savoirs locaux : entre connaissances et reconnaissance, VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, vol. 6., n° 1. DOI : https://doi.org/10.4000/vertigo.2997 Beyron-Whittaker, V. (2018). Les bibliothèques, lieux ressources pour les publics LGBT+, Inter CDI, n° 276. Accès : http://www.intercdi.org/les-bibliotheques-lieux-ressources-pour-les-publics-lgbt/. Bonneuil, C., Joly, P.B. (2013). Sciences, techniques et sociétés. Paris : Éditions La Découverte. Bowker G. C., Star S. L. (1999). Sorting Things Out : Classification and Its Consequences. Cambridge: The MIT Press. DOI : 10.7551/mitpress/6352.001.0001 Bromberger, C. (1986). Les savoirs des autres, Terrain, n°6. DOI : https://doi.org/10.4000/terrain.2890 Bruns A. (2008). Blogs, Wikipedia, Second Life, and Beyond. From Production to Produsage. Berne : P. Lang Charvolin, F., La Branche, S. (2024). 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